
21 Oct L’oxymore heureux : pour nous, une marque se doit d’être radicalement nuancée
Alors que la société se polarise toujours davantage et de manière à annihiler la conversation, la saine confrontation des points de vue, on peut constater que les marques qui font notre paysage boudent férocement la nuance. La nuance se meurt et avec elle la possibilité du doute et de la réflexion, avec elle la possibilité de la surprise et d’un ailleurs. Et si la nuance pouvait être radicale et efficace ? Et si la nuance nous offrait un futur désirable ? Et si la nuance nous aidait à refaire société ?
Auteures : Anne-Laure Prunier, Stratégie planter et Leila Messouak, fondatrice Le Palpitant
La mort annoncée de la nuance …
Les nouveaux business model des media, le poids des acteurs privés
Les media, comme le reste des éléments qui font notre manière de consommer, ont connu peu ou prou le même « tipping point », suivant la même logique. Un glissement, de la masse à l’hyper-individu, est venu façonner à la fois l’offre comme la manière que nous avons de consommer.
Jusqu’au XIX siècle, c’est la presse écrite qui fait l’information. Au XX siècle, la radio puis la télévision émergent. S’ils bouleversent les habitudes, les sociabilités et les modes de consommation – également le rapport à la publicité – ces médias disent un moment de consommation collective mais aussi une consommation synchrone. C’était l’ère de la construction du capitalisme. Il ne s’agissait pas de parler à chaque individu avec un message ultra-personnalisé et de vendre un coca zéro arôme vanille à l’un et un coca arôme citron à l’autre, mais de vendre à tous, indifféremment, une vision du rêve américain.
Par ailleurs, cette consommation médiatique impliquait une forme de sociabilité. On regarde la télévision en famille lorsqu’aujourd’hui, nous sommes seuls. Aussi, l’offre de contenus est devenue pléthorique. Ces deux phénomènes participent d’une consommation de l’information éclatée, asynchrone et solitaire. Chaque jour encore davantage ,avec 62% des Français qui s’informent via leurs réseaux sociaux, via des appareils qui sont pensés pour une société hyper individualisée et hyper connectée.
La jouissance de l’individu dans sa bulle algorithme
Les réseaux sociaux exploitent notre besoin essentiel de relations sociales, tout en étant parfaitement conçus pour capter notre attention aussi longtemps que possible. Ils sont devenus nos tétines numériques, où nous maîtrisons de moins en moins le temps passé et les contenus consultés. Nous nous enfermons dans des bulles de filtre, exposés uniquement aux informations pour lesquelles nous avons déjà démontré de l’intérêt. Les réseaux sociaux, qui promettaient une ouverture sans précédent sur le monde, nous confinent désormais dans nos croyances, altérant notre faculté de discernement. Nous sommes continuellement exposés à des informations qui confortent nos opinions, sans être confrontés à d’autres points de vue, pour mieux nous enfermer dans nos idées et amener une forme de repli relationnel.
Au sein d’une bulle, on peut éprouver un sentiment de confort, de validation, de puissance. Elles permettent de constituer des groupes d’intérêts, où la radicalisation des opinions peut dériver vers une forme d’agressivité, voire de violence. Un exemple frappant de cette dynamique est le mouvement masculiniste, qui maîtrise parfaitement les fonctionnements des plateformes et peut ainsi séduire de jeunes garçons « bombardés d’injonctions » en recherche de réponses. Ils mettent en avant des contenus haineux, des corps musclés dénudés que les algorithmes chérissent et viralisent.
En n’étant que rarement confronté à des points de vue opposés, les bulles facilitent l’évitement de la contradiction, empêchent de développer une pensée critique et nuancée. La nuance qui pourrait pourtant être la clé pour ouvrir une brèche dans cet isolement.
8 secondes d’attention et 140 caractères
La société de l’efficacité, de l’ultra-rapidité va par essence à l’encontre du développement des idées nuancées. La nuance nécessite son temps pour développer le pour et le contre, ce qu’on entend de part et d’autre pour trouver une troisième voie. “Pour performer sur les plateformes courtes, concentrez-vous sur des vidéos accrocheuses de 15 à 30 secondes, avec 90 secondes comme maximum”: voilà la recommandation diffusée sur un site spécialisé dans l’optimisation du contenu. Pour performer, il faut être accrocheur. Trop peu d’attention, trop peu de temps pour convaincre. Alors, on se range du côté de l’émotionnel. Nous sommes passés de la raison à l’émotion, de l’écrit à l’image, et du temps long à l’instantané. Les plateformes transforment les idées en marchandises, polarisent les discours et rendent certaines voix invisibles tout en surexposant d’autres, selon des critères bien obscurs. Selon les principes de la rhétorique grecque, il est crucial de capter l’attention. Mais capter l’attention n’est qu’une étape pour ensuite pouvoir développer un raisonnement étayé. Et puis convaincre. Enfin, achever d’avoir raison par la persuasion. Avec des temps si courts, la fonction réflexive est muselée. C’est la persuasion seule, l’émotion brute qui prime.
En conséquence, dans la sphère politique, c’est le règne de la petite phrase. Le fond s’adapte toujours davantage à la forme, au format imposé notamment par les chaînes d’information en continu. Comme l’indique Raphaël Haddad, les petites phrases ou surassertations “sont pensées et construites pour être détachables des textes auxquels elles appartiennent initialement, sans que cela ne fasse perdre leur sens”. Et aujourd’hui, dans cette société toujours davantage polarisée, c’est la petite phrase qui fait le sens même.
L’absence de nuance, c’est aussi penser des stratégies qui sont par essence, court-termistes. Avec des tendances de marché, des tendances sociologiques ou encore des tendances technologiques qui émergent à un rythme de plus en plus soutenu et en corrélation avec une culture travail qui galvanise les résultats, le KPI, le court terme, alors nous forgeons toujours des structures et des agents qui pensent à court terme, en dépit d’une vision de long terme, d’une éthique ou d’une certaine idée de la responsabilité. Cette notion de court-termisme est aussi liée à la dictature de l’opinion et à la manière dont la culture du sondage est venue dicter l’offre. Il s’agit de proposer ce que l’opinion désire en s’assurant un profit immédiat, sans faire ce pas de côté pour penser un ailleurs, une troisième voie qui serait désirable pour l’individu. Une troisième voie qui offrirait une vision de l’avenir, du monde et de la société. La société comme un tout pluriel et non plus comme une masse d’agents économiques éclatés.
Et pourtant, c’est dans l’effort de réflexion que la nuance suppose qu’on peut inventer un futur vraiment désirable
La nuance, une idée pour se différencier
Lorsqu’on fait du planning, on fait de la pédagogie. On donne des clés pour qu’une marque émerge dans un univers bruyant. Nous sommes convaincues qu’il est bien plus radical de se déterminer franchement avec nuance. Car adopter une position nuancée signifie pour nous que la marque est prête à explorer et à présenter différentes perspectives, à engager un dialogue authentique et à accepter qu’elle ne plaira pas à tout le monde. C’est un acte de courage et de franchise qui peut construire une fidélité plus profonde et plus durable chez ses clients.
Pour vous en démontrer l’efficacité, voici quelques exemples de campagnes qui illustrent l’impact de la nuance :
- Un sujet qui à longtemps été traité avec si peu de nuances (et encore trop souvent de nos jours), les femmes, et comment représenter leurs corps dans leur plus simple intimité. Voici deux campagnes qui célèbrent la diversité et l’acceptation du corps féminin, avec délicatesse et créativité pour parler de vulve et d’utérus, tout simplement, sans tabou et sans honte (“Womb stories” par Bodyform et “Viva la vulva” de Libresse) .
- Le sport est aussi un domaine qui peut vite être présenté comme une affaire de performance et rien de plus. Et pourtant, c’est un vecteur d’émotion ultra-puissant, de rassemblement, d’engagement. Une campagne qui a particulièrement marqué est celle réalisée par Nike « Dream Crazy » avec Colin Kaepernick pour célébrer les 30 ans de « Just do it ».Elle prend position sur des questions sociales et politiques importantes, sans tomber dans la simplification ou le sensationnalisme.. Nike a su y intégrer un message puissant et controversé avec sensibilité, touchant ainsi un large public tout en restant fidèle à ses valeurs. Cette campagne a forcément déplu aux personnes qui rejettent ce message, mais au bout du compte, elle a été incroyablement efficace. Au fond, l’enjeu en communication est-il vraiment de plaire ? N’est-il pas plutôt celui de dire quelque chose qui compte et qui marque ?
- À l’heure où l’I.A. bouscule nos métiers, la nuance est d’autant plus nécessaire.. Voici deux campagnes qui montrent cet impératif : Dove avec « Real Beauty » et Heetch avec “Greetings from la Banlieue”. Si nos imaginaires sont limités à des clichés faussement esthétisants, alors notre représentation du monde sera complètement déconnectée de sa réelle beauté, de la richesse de sa diversité. Que ce soit nos corps, nos lieux de vie, mais aussi nos cultures, nos croyances, nos modes de vie… ils méritent que nous les traitions avec toute la nuance de teinte qui les composent.
Dans ces teintes à explorer, il y a aussi toutes les zones grises, les futurs possibles mais qui ne sont pas immédiatement évidents. La nuance, c’est la puissance de l’imaginaire pour, in fine, alimenter la puissance de la marque. La nuance rend les marques plus adaptables, plus résilientes face aux changements, et ô combien nous vivons une époque qui nous impose d’être résilients. En étant attentives aux signaux faibles, aux singularités, elles peuvent mieux anticiper et ajuster leurs stratégies, assurant une bien plus grande pertinence et un succès à long terme. En étant non seulement puissantes et désirables, mais aussi responsables et pertinentes.
La nuance pour des performances positives
Les plateformes de streaming sont la parfaite illustration d’un changement de paradigme. Une offre calibrée à consommer facilement. Par exemple, pour répondre aux règles de calculs publicitaires sur des plateformes comme Spotify, c’est la création artistique qui vient s’adapter à l’algorithme. « Spotify demande au minimum 30 secondes d’écoute et c’est à partir de la 31ᵉ seconde d’écoute que l’artiste sera rémunéré pour l’écoute de sa chanson », explique Rudy Leonet, spécialiste des musiques actuelles pour la RTBF. Si la création artistique continue à s’adapter à l’exigence de la machine, de l’algorithme et de la consommation, alors c’est tuer un peu la possibilité du génie. Où seraient les œuvres de Mahler, de Chopin ? Aurait-on eu Les variations sur Marilou de Gainsbourg ou encore le Bohemian Rhapsody de Queen ? À force de recevoir des stimuli égaux, on en perd sa sensibilité. On peut gager qu’il en est de même quant à la sensibilité artistique. Pourtant dans ce contexte, des artistes trouvent le moyen d’exprimer une vision en proposant des œuvres totales à l’instar de Beyoncé ayant sorti son album visuel, Black is king en 2022.
La presse papier est en souffrance, corollaire de la consommation gratuite, choisie et personnalisée qu’offrent les réseaux sociaux. Pourtant, dans ce contexte, les publications qui émergent et se démarquent sont précisément celles qui proposent des formats longs. Society par exemple réalise des ventes record avec ses sagas estivales. En 2020, l’enquête de plus de 77 pages consacrée à Xavier Dupont de Liguones a engendré plus de 300 000 ventes. Bien qu’ils soient sociologiquement marqués, ces formats qui osent la profondeur et le temps long trouvent un public captif et fidèle.
La nuance est un pont
Les marques ont une responsabilité morale vis-à-vis de notre société. Elles peuvent influencer nos comportements, façonner nos opinions. On parle de marques engagées, mais pour nous, il ne peut pas y avoir d’engagement sans nuances, qui sont la fondation d’un pont entre la marque et sa communauté. La nuance permet de trouver des points de convergence et d’accord en reconnaissant l’existence et les mérites de différentes perspectives. En soulignant les différences, les variations, elle peut aussi exacerber les désaccords, en rendant plus visibles les divergences subtiles. Car oui, la nuance est riche, complexe, elle nous oblige, elle oblige les marques à radicalement faire preuve de nuance.
Elle nous demande de voir au-delà de nos schémas, de remettre en question, de lâcher prise. Elle nous impose d’être attentifs aux autres, aux détails. Elle requiert que nous écoutions avant de parler, que nous donnions la parole aux personnes légitimes, que nous écoutions les personnes concernées, plutôt que de prendre la parole sans maîtrise. Elle nécessite que nous soyons dans la construction.
La nuance permet aussi une forme d’“optimisme flexible”, un pont entre un optimisme naïf et un pessimisme pathologique. Une nuance qui permet d’établir des discours porteurs d’imaginaires désirables sans pour autant les rendre utopiques, voire malaisants ou excluants pour d’autres.
La nuance est un pont nécessaire aux marques, non pas un pont en pierre inébranlable, mais une prouesse technique, de minuties, qui peut parfois se révéler être une passerelle suspendue dans le vide face au vent. Ce n’est certainement pas la voie la plus aisée mais probablement celle qui offre les plus belles surprises.
La nuance, une porte vers l’innovation et l’authenticité
Pour certains, la nuance serait fade, inintéressante et non impactante. Pour nous, elle sublime le tout, elle invite à aller plus loin et elle dit un succès de long terme.
En cultivant une approche radicalement nuancée pour imaginer le monde qui n’est pas encore, on anticipe alors mieux les besoins émergents des clients, des consommateurs, des citoyens. On ouvre la porte à l’innovation, à la création de produits, de services, d’usages qui vont répondre aux désirs et aux préoccupations futures, renforçant ainsi la pertinence et l’influence de la marque sur le marché. Cette compréhension profonde permet d’établir une connexion plus forte, plus authentique avec ses clients. L’imaginaire nuancé touche les émotions profondes, pouvant créer une fidélité durable.
La nuance, c’est aussi la manifestation concrète de notre responsabilité en tant que communicantes. Alors nous défendons une communication radicalement nuancée pour participer à notre mesure à un demain désirable.
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